La Trinité 2022

"Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit". Cette même formule scelle notre baptême de chrétien. Nous croyons en un seul Dieu mais en trois personnes. Comment les artistes de tous les temps ont-ils représenté ce mystère de la foi ?

Les représentations de la Trinité dans l’art chrétien en Occident

Les chrétiens sont baptisés "au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit". Quand ils commencent leurs prières, ils se marquent du signe de la croix en invoquant Dieu avec cette même formule qui représente la Trinité.
La Trinité est Une : nous ne croyons pas en trois Dieux, mais en un seul Dieu en trois personnes. "Chacune de ces trois personnes est Dieu tout entier et n’existe qu’en union avec les deux autres dans une parfaite relation d’amour" (Mgr Vingt-Trois, Petit guide de la foi).
Ce mystère de la vie chrétienne et de la foi a été affirmé depuis le premier concile de Nicée en 325 et inséré dans le Credo. L’unicité de Dieu y est affirmée en tant que premier article de la profession de foi ("Je crois en un seul Dieu, le Père tout puissant "), et dans un deuxième article on reconnaît et on déclare la divinité de Jésus-Christ, "Fils de Dieu". Et la nouvelle formulation du Credo le précise : "consubstantiel au Père".
L’homme n’est pas capable d’imaginer un Dieu unique qui existe en trois personnes. C’est Dieu qui nous a révélé ce mystère de son amour par l’envoi de son Fils et du Saint-Esprit. L’adhésion de notre foi en la Trinité n’est donc pas intelligible : c’est une révélation. D’ailleurs, St Augustin nous dit : "Qu’y a-t-il d’étrange à ce que tu ne comprennes pas ? Si tu comprends, ce n’est pas Dieu". Pour les chrétiens, 1+1+1 ne font pas 3 ; mais 1+1+1 font 1. Un sel Dieu dans l’unité d’amour de trois personnes distinctes, égales et indivisibles : le Père, le Fils, et l’Esprit Saint.
Le mystère de la Trinité, qui incarne en trois personnes un Dieu unique, est le fruit d’un long travail d’élaboration théologique, qui repose sur plusieurs textes du Nouveau Testament. Les trois personnes formant la Trinité sont évoquées par tous les évangélistes à l’occasion du baptême du Christ par Jean le Baptiste. Matthieu l’énonce ainsi :"Dès que Jésus fut baptisé, il sortit de l’eau : voici que les cieux s’ouvrirent, et il vit l’Esprit de Dieu descendu comme une colombe venir à lui. Et des cieux, une voix disait :"Celui-ci est mon Fils bien-aimé ; en lui j’ai mis tout mon amour" (Mat 3, 16-17).
Les trois personnes sont donc bien là : Jésus qui est le Fils, Dieu qui est le Père, et la colombe qui est la personnification de l’Esprit Saint. L’Evangile de Matthieu contient aussi cette phrase :"Allez, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit" (Mat 28,19).
On peut cependant noter une première révélation de la Trinité, implicite et privée, au seul profit de Marie, lors de l’Annonciation par la voix de l’ange Gabriel : "Le Saint-Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. C’est pourquoi l’enfant qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu" (Luc 1, 35).

La représentation de la Trinité est un défi pour les artistes en cela qu’elle est une réalité abstraite et transcendantale, ce qui pose un nombre de difficultés d’ordre théologique (se posant notamment la question de la nature du Christ) et iconographique (concernant la représentation de Dieu, soumise à des interdits). Ainsi, aucune image de la Trinité n’apparaît avant le Moyen-Age.

I. Les représentations symboliques et abstraites de la Trinité

Dans les débuts, alors qu’il y avait des débats intenses autour du dogme de la Trinité, celle-ci est représentée au moyen de figures symboliques : le Père est figuré par une main qui sort du ciel, le Christ par un agneau, le Saint-Esprit par une colombe, d’après l’épisode du baptême de Jésus dans l’Evangile selon saint Matthieu.

Quelques images n’ont pas la Trinité pour sujet mais prennent en compte la dimension trinitaire d’un événement de l’histoire sainte comme la rencontre entre Abraham et ses visiteurs au chêne de Mambré (cf. La mosaïque de Ravenne, vers 545 : les trois Personnes sont identiques ; seul le moment du repas est traité ; l’intention eucharistique n’est pas douteuse) (cf. aussi, l’icône d’ Andreï Roublev, L’Hospitalité d’Abraham, vers 1410-1427, d’après le récit de la Genèse 18, 1-15 : les trois anges apparus à Abraham au chêne de Mambré sont considérés par les Pères de l’Eglise comme une préfiguration de la Trinité), ou le baptême du Christ (cf. La miniature de l’évangéliaire d’Etchmiadzin conservée à Erevan en Arménie, fin VIe s. : le Christ est représenté en adolescent ; dans le haut de l’image, une main visualise la voix du Père ; c’est l’un des plus anciens cas connus de conjonction de trois motifs dans cette forme d’art : la main, les segments de ciel, les rayons triples).

Autre symbole : le triple chrisme (cf. Les trois cercles concentriques du baptistère d’ Albenga, en Ligurie, vers 500).

Le signe le plus ancien de la Trinité est le triangle équilatéral posé sur la pointe. Critiqué au IVe s. par saint Augustin, il est réhabilité au XIIe s. et repose alors sur sa base. Un exemple est donné sur la cathédrale d’Aix-la-Chapelle. Il est entouré de trois faisceaux de lumière et comporte un œil, symbole de la connaissance divine. À la place, on trouve parfois le nom de Yahwé en caractères hébraïques.

Au Moyen-Age, le signe de la Trinité est omniprésent mais discret. Il se lit dans les vies et les iconographies des saints. Par exemple, la tour de sainte Barbe a trois fenêtres (cf. Le manuscrit messin des Heures de Toul, milieu du XVe s. : sainte Barbe porte dans sa main droite la tour où son père l’a enfermée après son refus d’épouser l’homme de son choix, et qu’elle a percée d’une troisième fenêtre pour représenter la Trinité et affirmer ainsi sa foi chrétienne).

II. Les représentations anthropomorphiques

Les deux conciles de Nicée et surtout le second, en 787, vont mettre de l’ordre et n’autoriser que la représentation de Dieu sous apparence humaine. C’est seulement à partir du XIIe s. qu’apparaissent les premiers essais de la représentation du mystère de la Trinité à travers plusieurs types de "Trinités en gloire".

A. La Trinité du psautier

Elle est appelée ainsi en raison de son rapport avec le premier verset du Psaume 19 : "Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Siège à ma droite […]" Sur toutes ces images, deux trônes identiques et proches l’un de l’autre, pour le Père et le Fils, ou le même trône. On les retrouve dans les enluminures au XIIe s., et plus tard dans les Livres d’Heures.

Psautier de Canterbury, vers 1210. BNF, Paris

Les trois Personnes ont le même visage, les mêmes vêtements et font les mêmes gestes. Le visage du Père étant traditionnellement invisible, il ne pouvait à cette époque être représenté que sous les traits de la nature humaine de son Fils incarné. Sur un fond d’or, signe du divin, ils sont assis sur des sièges identiques. Ils tiennent à la main une mandorle à bordure bleue, a l’intérieur de laquelle se tient verticalement une colombe blanche aux ailes striées de rouge : l’Esprit Saint. Le symbole de Nicée-Constantinople de 381 professait qu’au sein de la Trinité l’Esprit Saint "procédait du Père", mais il ne disait rien des relations entre le Fils et l’Esprit. À partir du VIe s. cependant, en Espagne, en réaction contre l’arianisme des Wisigoths, on avait commencé à rajouter à ce texte la formule "Filioque". Au IXe s., Charlemagne s’emploie à la généraliser en Occident malgré la réprobation des Orientaux qui y voyaient une hérésie. Cette décision unilatérale a contribué à la rupture de Rome et des Églises orientales qui se sont alors dites "orthodoxes".

Les premières images comportant une colombe et constituant des Trinités à proprement parler remontent au XIe s. Au XIIe s., la Trinité du psautier affiche souvent le souci de traduire certains points de doctrine de la théologie latine, comme la consubstantialité.
Ainsi la lettrine du Sacramentaire de Tours, entre 1177 et 1189, dédouble la Majestas : les deux premières Personnes se présentent l’une derrière l’autre ; entre leurs têtes se glisse la colombe de l’Esprit dont les ailes épousent leurs nimbes.

Il en est de même pour l’enluminure dite "La Création du monde par la Trinité", vers 1220. L’artiste anglais a imaginé de visualiser la consubstantialité du Père et du Fils en les plaçant sur le même trône et en les enveloppant dans le même manteau. Les deux Personnes sont enfermées dans une figure quadrilobe. L’unité du groupe trinitaire est renforcée par la direction des regards, la position de la colombe collée aux deux visages et l’intrication des bras, jouant ainsi sur la polysémie du mot latin "sinus" qui signifie à la fois le "sein" ( le Fils est dans le sein du Père, selon Jean 1,18) et le "pli" du vêtement. Mais si le Père a la même figure que sur le psautier de Canterbury, celle du Fils est celle d’un tout jeune homme.

B. Les Trinités triandriques

C’est-à-dire des images représentant la Trinité par trois hommes. C’est au XIVe s. que ce type prend son essor, notamment en Italie. Les supports sont parfois des fresques, mais le plus souvent des enluminures sur des manuscrits.

Miniature du Stimulus amoris, attribué à saint Bonaventure
XVe s., BNF, Paris

L’égalité des trois Personnes est soulignée par leurs nimbes peints délibérément à la même hauteur. Ils sont tous trois debout dans un pré. Père et Fils tiennent chacun l’Esprit Saint par le poignet. Celui-ci, au centre, semble docile. Il est vêtu d’une robe rouge (couleur des vêtements liturgiques de la Pentecôte), la colombe posée sur sa tête.
À gauche, le Père, en robe blanche ceinturée d’or. Son visage, ses mains et ses pieds sont rouge vif, couleur du feu, symbole de la présence de Dieu. Il a une longue barbe grise et, sur la tête, une tiare à triple couronne d’or. Il porte un globe d’or surmonté d’une croix dans la main droite.
À droite, le Fils, en robe bleue, porte sa croix de bois sur l’épaule. L’arrière-plan, rouge vif, est strié d’or ; les stries semblent irradier des trois Personnes.

Un autre exemple est donné avec la miniature du Missel-livre d’Heures franciscain (vers 1380 ; BNF, Paris) dite "Trinité à l’autel" les trois Personnes de la Trinité sont assises frontalement derrière une table, et concélèbrent l’eucharistie, un calice posé devant elles. Mêmes visages, mêmes nimbes crucifères, mêmes vêtements, même livre à la main, même main droite levée en signe de bénédiction.

On trouve quelques représentations de Trinité triandrique aussi en sculpture.
Ce type médiéval de représentation de la Trinité perdure jusqu’à l’époque moderne. Ainsi, la peinture murale de Gino Severini (1926) orne l’abside de l’église de Semsales en Suisse. Chaque Personne y est désignée par son symbole.

C. Les Trinités tricéphales, trifaces ou trifrons

L’iconographie de la Trinité tricéphale ou trifrons connaît son essor au Moyen-Age dans toute l’Europe et sur toutes sortes de supports (statuaire, chapiteaux des cloîtres, livres d’Heures enluminés...). Elle est encore largement diffusée au XVe s., et même au début du XVIe.
Cette iconographie a connu une telle faveur en Toscane que saint Antonin, dominicain de San Marco et évêque de Florence, a été contraint, au milieu du XVe s., de la condamner comme "monstrum", lui reprochant de donner à un mystère divin l’aspect d’un monstre contre nature.
Par exemple, la fresque de la cathédrale Santa Maria Assunta, dans les Abruzzes (1450) présente le groupe trinitaire avec un seul buste, mais trois têtes identiques, collées les unes aux autres, l’une de face, les deux autres de profil, chacune ayant son propre nimbe.

Un autre exemple : la peinture de Jerónimo Vallejo Cosida, commandée par le monastère de Tulebras en Espagne (fin XVIe s.). Une seule tête, trois nez, trois bouches, trois barbes, mais quatre yeux.

III. Les Trônes de grâce

Ces représentations se multiplient après 1200, comme les Trinités du psautier, et vont perdurer au cours des siècles. On les trouve principalement dans les manuscrits enluminés mais également dans la peinture murale, le vitrail, les panneaux peints, l’orfèvrerie, les reliefs et la statuaire en ronde bosse.
L’expression "trône de grâce " apparaît dans l’épître aux Hébreux (4,16) : "Jésus, le Fils de Dieu, a été éprouvé en tous points, à notre ressemblance, mais sans pécher. Avançons-nous donc avec pleine assurance vers le trône de la grâce, afin d’obtenir miséricorde et de trouver grâce pour être aidés en temps voulu".
Nous y voyons un Dieu sensible, accessible à la souffrance des hommes, et d’abord à celle de son Fils. Très loin donc du Dieu sévère, voire inflexible, du Sinaï de Moïse ou du jugement dernier des évangélistes.
Le Père, assis ou parfois debout, présente lui-même son Fils encore en croix ou déjà descendu, comme un signe universel du Salut et l’origine d’une Création nouvelle. On le voit compatir à ses souffrances. De là le nom donné aussi plus tard à certaines des images de ce type, "la Compassion du Père ".
La croix paraît ainsi se surimposer à la majesté de Dieu. La colombe du Saint-Esprit est toujours là, soit entre les têtes du Père et du Fils, soit au-dessus d’eux, confirmant ainsi qu’il s’agit bien d’une image de la Trinité.

A. Les enluminures

Illustration du Ps 109 (21-31) dans des manuscrits pour la plupart d’origine anglaise, française ou allemande :

"Oracle du Seigneur à mon Seigneur
Siège à ma droite, et je ferai de tes ennemis le marchepied de ton trône
".

Miniature du Missel de Cambrai, 1120
Bibliothèque municipale

L’image illustre le psaume 109 en montrant la miséricorde rédemptrice du Christ. Elle traduit sans équivoque le dogme occidental de la procession de l’Esprit "a Pâtre Filioque" : le tracé des ailes de la colombe joint les bouches du Père et du Fils en croix. Le Père est assis dans une mandorle bordée d’or. Il soutient la poutre horizontale de la croix de son Fils, en bois vert, et tient son corps entre ses genoux. Dans chacun des angles, l’un des "quatre Vivants", les symboles des quatre évangélistes : l’homme, l’aigle, le lion et le bœuf.

Autre exemple : la lettrine de l’évangéliaire de Jully-les-Nonnains (milieu du XIIIe s.), conservée à la bibliothèque municipale de Lyon. Le Christ en croix est tordu de douleur. Son visage exprime la souffrance. Au milieu du XIVe s., peut-être sous l’influence de la grande peste, la peste noire qui fit vingt-cinq millions de morts en Europe en huit ans, les artistes et leurs commanditaires mettront souvent l’accent sur cette Trinité souffrante. Le culte de la Trinité aurait été présenté comme un moyen d’arrêter cette peste, considérée comme un châtiment envoyé d’en haut.

Les images se multiplient alors. Elles illustrent même des textes juridiques comme la miniature de Cristoforo Orimina (1352) qui orne les Statuts de l’Ordre du Saint-Esprit, conservée à la BNF à Paris. La Trinité apparaît dans une mandorle, sur fond de fleurs de lys. Vêtu d’une robe et d’un manteau blancs piqués d’un motif géométrique, contemplé par une foule d’anges, Dieu le Père siège sur une voûte de ciel, dans une pose hiératique. Au niveau du corps du Christ, deux anges aux ailes dressées. Le bleu du fond de ce tableau, à la fois sacré et prestigieux, le blanc et l’or dominent. La reine Jeanne de Naples est vêtue d’une robe rouge comme le sang du Crucifié qui s’écoule jusque sur le monticule où est plantée la croix.

B. Les peintures sur panneaux et les toiles

Les peintures des XIVe, XVe et XVIe s. traitant ce thème abondent.

Pala delle Convertite, Sandro Botticelli (vers 1491-1493)
Tempera sur bois. Institut Courtaud, Londres

Le retable présente les trois Personnes alignées verticalement dans une mandorle de séraphins. L’arrière-plan est composé d’un ciel encadré de chaque côté par des éperons rocheux devant lesquels se tient, à gauche, Marie-Madeleine pénitente, le visage et le corps marqués par le jeûne et l’abstinence, reconnaissable à ses longs cheveux sans soins qui l’enveloppent. Saint Jean-Baptiste, à droite, protecteur de Florence, porte son long bâton croisé et nous montre le Crucifié au centre de la scène.

En bas de la composition, en dimensions réduites, se trouvent l’archange Raphaël et Tobie qui tient à la main le poisson que l’ange lui a dit de pêcher afin de sauver son père malade,Tobias.
Sous l’influence des sermons du moine Savonarole, qui provoqua une crise mystique et religieuse à Florence, Botticelli abandonne ici les thèmes profanes et les coloris pastels ; son nouveau style témoigne d’une inquiétude intime dans l’environnement artistique de l’époque.
Un peu partout en Europe se répandent ces représentations des Trônes de grâce et leur variante , la Compassion du Père.

La Compassion du Père, Robert Campin dit le Maître de Flémalle (vers 1420-1425)
Musée de l’Ermitage, Saint-Petersbourg
28,5 x 18,5cm (pour chaque panneau)

Cette œuvre forme un diptyque avec la Vierge à l’Enfant qui l’accompagne. Le petit format indique un usage privé.
Le Christ a le visage renversé vers le côté . Sa main droite écarte les bords de sa plaie au côté ; les jambes sont jointives. C’est le Seigneur mort-vivant.
Le Père siège, hiératique et frontal, du moins du buste. Ses jambes sont en effet rejetées vers sa gauche, comme s’il avait l’intention de faire asseoir ce Fils pas encore ressuscité à côté de lui, la cathèdre qui lui sert de siège étant assez large pour cela. Elle est placée sous une tente à dais circulaire munie de rideaux écartés. Le relèvement des deux pans de la tente est un motif traditionnel (cf. La tapisserie de la Dame à la licorne) attribué ici à Dieu et qui a fonction de révélation. Le hiératisme de l’attitude du Père fait contraste avec le ploiement du corps du Christ descendu de La Croix et montrant la plaie de son côté, tandis que l’expression assombrie de son visage marqué par les rides au front s’accorde avec les sentiments d’un Père, fût-il divin, tenant la dépouille de son Fils. Le visage est poignant. Le regard de côté, qui tranche avec le regard frontal des images du type Majesté, est un regard qui se perd au loin : c’est un appel à la compassion.
On songe au verset du premier chapitre des Lamentations de Jérémie (lm12), O vos omnes, "Vous tous qui passez, voyez s’il est une douleur semblable à la mienne."
Assurant le lien trinitaire entre le Père et le Fils, une petite colombe blanche vient de se poser sue l’épaule du Christ.

La Trinité de Campin a dû frapper les imaginations et nombre d’artistes, parmi lesquels Hugo Van der Goes (1478), Dürer (1511) et Le Greco (1577), ont copié ce qu’elle a de spécifique.

La xylogravure de Dürer mesure 39,1 x 28,5 cm. La toile du Greco, conservée au Musée du Prado à Madrid, fait 300 x 177cm. Ce tableau est l’un des tout premiers que Le Greco va produire en Espagne, sur une commande du Doyen de Tolède. La thématique est empruntée à la gravure de Dürer, mais la composition est différente : tout conduit ici à une nuée de visages qui domine très sensiblement les nuées du ciel. La vérité est dans les regards qui se relient et animent les visages. Ceux des anges sont concernés par l’anéantissement du Fils et la compassion du Père, sans rejoindre la communion qui affleure à la croisée des regards et des attitudes des Personnes divines.
Par les lignes qui structurent son œuvre, l’artiste montre que le Fils, jusque dans sa mort, épouse la position du Père. Ses yeux clos sont tournés vers la face du Père, ceux du Père reposent sur le visage du Fils, et la colombe de l’Esprit couvre de son vol le silence de cet Amour inouï. Aucun de ces regards ne nous est directement accessible ; seule la prise de conscience de notre condition humaine dans ses souffrances nous y donne accès. En prenant le risque de cette expression humaine, Le Greco nous fait entrer dans le mystère de la relation Père -Fils et, par là-mème, dans le mystère de la Trinité.

C. La sculpture

Entamé dès le XIIIe s., le processus d’humanisation de la figure de Dieu se poursuit au cours des siècles suivants, en sculpture aussi.

On peut admirer au Musée National de la Renaissance à Ecouen le beau groupe de terre cuite réalisé à Paris au début du XVIIe s. Dans une profonde tristesse, le Père détourne la tête, comme pour pleurer à l’abri des regards.
Dans l’église Saint-Jean-Népomucène à Munich, le célèbre sculpteur sur stuc, Egide Quirin Asam, a réalisé vers 1740 une sculpture monumentale : le Trône de grâce est environné d’anges et de putti. Dieu le Père, portant une tiare, se penche vers son Fils depuis le ciel. La colombe domine le groupe.

D. Les Vierges ouvrantes

Les Trônes de grâce sculptés apparaissent au XIIIe s. À l’intérieur de statues ou de statuettes en bois, en albâtre ou en ivoire, figurant la Vierge Marie, généralement en position assise — le plus souvent une Vierge à l’Enfant —, et présentant la particularité de s’ouvrir comme une armoire, constituant une sorte de triptyque. À l’intérieur, sont peints ou sculptés sur les revers des vantaux, des scènes de la vie et le la Passion du Christ, ou bien des priants agenouillés, comme sous le manteau d’une Vierge de miséricorde.

E. Les fresques

Nous retiendrons un seul exemple en raison de l’importance de l’œuvre dans l’histoire de la peinture.

La Sainte Trinité, Masaccio (1425)
Église Santa Maria Novella, Florence

C’est une fresque monumentale : 667 x 317cm pour l’ensemble ; 211,5cm de largeur entre les deux pilastres. Masaccio n’avait que vingt-quatre ans quand il l’a peinte et devait mourir trois ans plus tard.
Fondateur de la Renaissance italienne en peinture, il a été le premier à transposer en peinture les calculs de la perspective de Brunelleschi. C’est aussi l’un des premiers à se soucier autant des canons de l’anatomie humaine et du volume des corps. La Trinité avec deux donateurs est universellement reconnue comme l’une des œuvres les plus importantes de Masaccio, voire de toute la Renaissance européenne.
On peut repérer trois plans successifs : celui des donateurs, avec le plancher au niveau des yeux du spectateur ; celui des saints personnages (la Vierge Marie, en bleu, qui se tourne vers le spectateur et lui montre son Fils, et Jean, en rouge) ; celui de Dieu, qui semble reposer sur la tombe du Christ. Le chemin spirituel va du bas vers le haut : Adam, le fautif ( dont le squelette , dans son sarcophage, est resté d’une fresque antérieure), puis les pieux donateurs, ensuite les saints intercesseurs et enfin le Dieu trinitaire.
Le point de fuite se trouve sur la ligne de base de la composition, à peu près au niveau du plancher où prennent appui les donateurs : une ligne, symbolisant probablement le niveau terrestre. Les personnages sont d’ailleurs représentés à taille humaine.
Les six figures principales sont disposées en triangle équilatéral, devant une vaste niche ayant les dimensions d’une chapelle voûtée en berceau dont le mur du fond serait aveugle, et sous un arc triomphal. Chef-d’œuvre du trompe-l’œil. Comme Vasari le signalera avec admiration dans le chapitre correspondant de ses Vies : "Les visiteurs avaient l’impression que la voûte à caissons perçait le mur."

Que le Crucifié, dans ce groupe, soit à la même échelle que le Père, c’est une première. Le peintre est aussi l’un des premiers artistes italiens à peindre le Père debout dans ce type iconographique. Ce Dieu le Père, un peu en retrait, qui soutient le bois horizontal de la croix, domine la composition et le spectateur de toute sa stature. Masaccio abandonne résolument le christomorphisme, donnant au Père l’allure d’un homme âgé. Si le Père reste dans l’ombre, le Christ est en pleine lumière. La blancheur de son corps fait une grande tache claire au centre de la composition. Ses yeux son clos. Le nimbe est traversé par les rayons d’or qui émanent de la colombe au-dessus de sa tête.
Prouesse technique et artistique, certes. Mais la réussite la plus étonnante de cette fresque est dans la subtilité et l’exactitude de la relation établie par le peintre entre le corps du Christ et ce Dieu le Père qui soutient le Fils crucifié tout en s’effaçant.

Pour conclure, à travers ce panorama, incomplet, des représentations de la Trinité dans l’art, nous comprenons à quelles difficultés d’ordre théologique et iconographique se sont heurtés les artistes.
Au cours des siècles, certaines images ont été approuvées, d’autres tolérées, d’autres encore interdites au terme d’un processus d’exégèse et d’enquêtes par les théologiens. D’où une extrême lenteur souvent dans la formulation des normes iconographiques.
Ainsi, concernant les représentations anthropomorphiques, les Trinités trifrons ou tricéphales n’ont été interdites qu’en 1628 par le pape Urbain VIII.
Au milieu du XVIIIe s., sœur Crescence, religieuse de Kaufbeuren en Bavière, a une vision de la Trinité où le Saint-Esprit a l’apparence d’un jeune homme environné de flammes. Elle fait peindre une image de cette vision qui sera reproduite et distribuée comme image de dévotion. Certains s’en alarment. L’affaire arrive à Rome. Dans un texte argumenté et unique en son genre dans l’histoire de l’Occident chrétien, qui a force de loi, le pape Benoît XIV condamne cette représentation en 1745, s’appuyant notamment sur le second concile de Nicée. Deux siècles auparavant, sainte Thérèse d’Avila avait eu une vision similaire et l’image de cette vision avait été tolérée, du moins jusqu’ aux premières éditions de la Vie ou des Œuvres de la carmélite. De la même façon, s’appuyant sur les recommandations du concile de Trente, Benoît XIV va condamner les Vierges ouvrantes, car "la Vierge y est montrée portant la Trinité elle-même dans son sein, absolument comme si la Trinité tout entière avait pris chair humaine de la Vierge."
À la suite de la commande de la Trinité de Semsales de Gino Severini, un décret du Saint-Office, daté de 1928, interdit de représenter le Saint-Esprit en homme, même au sein du groupe trinitaire anthropomorphe. Interdiction confirmée par le pape Pie XI.
L’articulation entre le récit biblique et le dogme, dans l’art religieux, soulève aujourd’hui encore des questions d’interprétation.

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